Husserl et Dilthey - La problématique de la phénoménologie.doc

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Sur les Conférences de Cassel :

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Introduction :

Heidegger et Husserl se sont mesurés à la philosophie de Dilthey dans un contexte de lutte entre la phénoménologie naissante et le néokantisme ambiant du début du 20ème siècle en Allemagne.

Husserl critiquait en Dilthey (dans un article paru dans la revue Logos) sa théorie qui conduirait au scepticisme et au relativisme. Heidegger, autre phénoménologue, opérait quant à lui une récupération (partielle) de la philosophie de la vie. Cette double posture phénoménologique interroge à la fois sur l’unité de la phénoménologie (Heidegger et Husserl renvoient tous deux au même texte, Les types de vision du monde et leur déploiement dans les systèmes métaphysiques, l’un dans sa critique, l’autre dans ses conférences) et sur l’unité de la philosophie de Dilthey (qui s’inspira notamment des Recherches logiques husserliennes). Le lien entre ces deux postures phénoménologiques est en tout cas complexe, puisque après une correspondance entretenue avec Dilthey jusqu’à l’année 1911, Husserl reconnut finalement la «génialité » de Dilthey en 1925 dans un cours qui lui fit référence (Psychologie phénoménologique), mais il reprocha à Heidegger sa proximité avec Dilthey qui conduisit au «retournement de la phénoménologie » (plus précisément, à l’incompréhension de la réduction phénoménologique) dans Etre et temps. Ce lien peut en tout cas se résumer en une seule question : celle de l’historicité.

 

Du premier impact de la rencontre entre Dilthey et Husserl à la critique du Logos (1900-1911) 

              Quel est exactement le projet diltheyen ? Il a cherché à fonder la spécificité des sciences de l'esprit sur une psychologie «concrète ». Cette psychologie concrète est opposée à celle, formelle, qui pense les opérations psychiques en terme de fonctions permettant l’appréhension du contenu de la vie psychique elle-même, car «en explorant les lois qui régissent les transformations des sensations en représentations et les relations entre ces dernières, je ne trouve rien d’autre que des formes en lesquelles le psychisme est actif »[1].  En cela, il s’oppose d’une certaine manière à Kant, et la «critique de la raison historique » est par conséquent un déplacement de la philosophie transcendantale.

Ainsi, seule la psychologie concrète «entreprend autant que possible d’ordonner le contenu de notre psychisme, de le saisir dans ses configurations et de l’expliquer »[2]. Ce savoir fondamental est pensé par Dilthey comme une anthropologie. Pour autant, il ne provient pas d’une introspection, mais d’une interrogation du déploiement historique de l’esprit («tout ce en quoi l’esprit s’est objectivé relève du domaine des sciences de l’esprit »[3]). Cette fondation diltheyenne des sciences de l'esprit est donc essentiellement psychologique et historique : l’homme ne se connaît qu’à travers l’histoire et il n’y a de connaissance historique que parce que son être est historique.

Le soubassement de cette philosophie, c’est la philosophie de la vie qui fait appel à l’expérience vécue. L’édification du monde s’effectue en effet dans lélément de tonalités affectives et en fonction dexpériences répétées. Si Dilthey ne cherche pas de réponse du côté d’invariants a priori et d’une subjectif transcendantale, il sagit de penser les différentes couches de l’édification du vêtement didées, des ensembles significatifs qui font une culture, c'est-à-dire la façon dont les hommes en sont venus à se sentir chez eux dans le monde et donc à l’habiter. Et ce qui anime ce travail de constitution, cest le caractère énigmatique de la vie.

Cette philosophie implique alors une critique de la logique traditionnelle et de sa théorie des catégories puisqu’elle entend penser la vie à partir des «catégories de la vie ». En cela, il s’oppose aux premières sciences de l'esprit (comme les analyses de l’Ecole historique) qui ne font qu’interpréter des configurations sociales et historiques. Et c’est également la raison pour laquelle il tend à qualifier sa philosophie de phénoménologique. En effet, le principe de phénoménalité donne une allure pré-phénoménologique à son projet fondationnel : ce principe énonce que «toute chose extérieure m’est uniquement donnée comme liaison de faits ou de processus de la conscience ; un objet, une chose, est seulement pour et dans une conscience », une conscience qui n’a rien de purement intellectuel, dans la mesure où elle est immédiatement affective et volitive. On ne peut ainsi séparer l’analyse de la structure et de la genèse de l’ensemble psychique et l’analyse de la structure et de l’édification, ou de la constitution, du monde. Mais si donc la nature n’existe «que corrélativement à notre conscience », ce principe signifie inversement que la conscience implique l’expérience d’une résistance[4] : l’expérience de la résistance d’une extériorité s’éprouve comme l’exercice d’une force à l’encontre de nos pulsions. Dans ce même ordre d’idée pré-phénoménologique, plus importante encore à ses yeux est le principe que le vécu primitif est une expérience antérieure à la distinction entre sujet et objet (cette expérience porte le nom d’Innewerden).

 

Il faut maintenant comprendre dans quelle mesure les Recherches logiques de Husserl ont eu tant d’impact sur Dilthey. Selon Husserl, cet impact réside dans un malentendu : Dilthey a vu dans la première caractérisation de la phénoménologie comme psychologie descriptive une similitude avec son propre projet herméneutique, projet qu’il qualifie lui-même de «phénoménologique ». Sans trancher sur la validité ou non de cette critique, on peut en tout cas constater que Dilthey voit dans son concept d’Innewerden un lien au concept d’intention («la conscience est toujours conscience de quelque chose », elle se dépasse vers autre chose qu’elle) de Husserl. De plus, il considère que Husserl favorise comme lui le caractère descriptif, plutôt qu’explicatif, de la psychologie. Il témoigne de ces liens dans divers travaux, dont les cours qu’il consacre aux Recherches logiques. Ce fut donc pour Dilthey un choc que cette critique que lui adresse Husserl dans Logos.

 

Husserl en effet reproche à Dilthey de faire de ses analyses de la structure morphologique et de la typique des visions du monde (analyses certes «admirables ») la philosophie elle-même, alors que ce n’est précisément qu’un matériau de la philosophie. Pour être étonnante, cette critique husserlienne n’est est pas moins fondée : elle repose sur l’indétermination de la notion diltheyenne de «vision du monde » qui connote un caractère idiosyncrasique et arbitraire de la reproduction subjective. La vision du monde diltheyenne ne semble jamais être qu’un point de vue[5].

A) Reste que le premier intérêt de sa conception, c’est que l’histoire est impliquée dans cette notion de vision du monde, et qu’en tant que telle, l’histoire constitue un réservoir inépuisable de visions du monde que la méthode comparative agence et mesure ; c’est le premier pas vers l’objectivité.

B) Le second intérêt, on peut le voir en faisant le lien à la philosophie de Trendelenburg (De la différence ultime entre les systèmes philosophiques) : Trendelenburg pense les systèmes philosophiques comme des processus vivants dans les esprits. Considérant que la possibilité de penser quelque chose, et plus largement l'être, implique une communauté entre la pensée et les choses qu’elle pense, Trendelenburg estime que cette communauté tient à une activité fondamentale, une mobilité de la pensée qu’il conçoit comme l’originaire qui se comprend lui-même. Les systèmes philosophiques peuvent alors être reconsidérées comme des visions du monde. Dilthey ne dit pas autre chose, sauf que l’activité fondamentale est chez lui la vie. Et c’est en fonction de son attitude à la vie que s’estime une vision du monde. Il y en a dès lors deux grands types : la vision éthico-réaliste caractérisée par l’affirmation de la vie et la vision idéale opposant l’homme à un idéal.

C) Il faut également comprendre pourquoi Dilthey en vient à la philosophie de la vie. Contre le scepticisme à l’égard de tout système philosophique (en raison de leur multiplicité et de leurs contradictions dans l’histoire humaine), Dilthey retourne le problème en montrant que leur échec tient à leur prétention de saisir la cohésion du monde à travers un système de concepts[6]. Et à cette prétention, Dilthey oppose la nécessité pour la philosophie de chercher non dans le monde, mais en l’homme, la cohésion interne de ses connaissances, c'est-à-dire de revenir à la vie vécue dont est issue la multiplicité des systèmes. Cette vie vécue, c’est la vie telle qu’elle s’éprouve avant la scission de l’objet et du sujet, c’est la vie dans l’Innewerden. Par-là, on voit bien l’importance la notion de vision du monde : une vision du monde s’enracine dans cet Innewerden, à la différence des systèmes philosophiques[7]. Et il faut aussi bien comprendre que toute vision du monde est ainsi déjà un résultat, une objectivation faite à partir de la vie elle-même, et non pas un point ultime d’où part toute connaissance. La racine des visions du monde, c’est donc la vie, et chacune d’elles relève d’une herméneutique originaire de la vie par la vie, d’une interprétation pré-théorique de la vie par la vie. Contrairement à ce que pense Derrida, le travail de Dilthey ne se résume ainsi pas à des recherches épistémologiques sur les sciences de l'esprit : il ne s’agit pas seulement «de savoir comment les significations et les valeurs du milieu objectif qu’est le monde peuvent être intériorisées et assumées comme telles par des sujets individuels, et d’abord dans le travail de l’historien à partir de témoignages, individuels dans leur source et dans leur objet ». Dilthey s’intéresse également à ce qu’il appelle l’Innewerden, c'est-à-dire la compréhension pré-théorique antérieure à toute constitution d’objet.

Partant de ces précisions, la critique de Husserl devient plus étonnante encore. Si l’on comprend bien que Dilthey se situe dans ces analyses à un stade phénoménologique élémentaire, comment entendre alors l’affirmation husserlienne de la complémentarité entre l’analyse phénoménologique élémentaire et l’analyse phénoménologique globale s’aidant de la «morphologie et de la typique des grandes figures culturelles » que Dilthey a mis à l’œuvre à partir de sa notion de vision du monde dans l’édification des sciences de l'esprit, si ce n’est au sens de l’identité de leurs travaux respectifs ?

 

La communauté de pensée entre Husserl et Dilthey (1915-1925) :

              En réalité, il y a une longue réception souterraine de la philosophie de Dilthey par Husserl, réception qui culmine en 1925. Dans Ideen II, ce lien est le plus fort. C’est sur l’impulsion diltheyenne que Husserl pense le sujet intentionnel comme ego spirituel ou personnel, c'est-à-dire comme un sujet en relation cognitive, émotive ou volitive avec un monde ambiant ou environnant. Dilthey aurait probablement reconnu son concept de structure psychique ou héritée, dont le fond est constitué par un complexe pulsionnel, dans la description husserlienne de la vie égologique irréfléchie. Et il aurait manifestement retrouvé son exigence d’une psychologie concrète dans l’affirmation husserlienne selon laquelle «l’ego n’est pas un pôle vide, mais le porteur de son habitus », c'est-à-dire constitué par une histoire. Il aurait encore reconnu son exigence de faire de la biographie le noyau de la connaissance historique dans le constat que l’unité de la personne concrète doit être saisie à travers le «cours de sa vie ». De même, la description husserlienne du monde ambiant de l’ego répond à l’idée diltheyenne d’un monde de l’esprit constitué de configurations sociales et historiques signifiantes. Les «objets de type spirituel », c'est-à-dire les configurations de sens dans les produits matériels, ce sont donc non seulement «les hommes singuliers, mais aussi les communautés humaines, ainsi que toutes les formations de la culture… ». Toute perception est en cela signifiante : le sens ne se surajoute pas à la réalité physique de l’objet perçu, mais le constitue en tant que tel.

              Cet élargissement du concept d’ego implique une transformation des modalités de la connaissance. Etant donné que la compréhension est liée à la motivation (qui détermine le rapport entre l’individu et son monde ambiant) puisque la motivation demande à être comprise, et étant donné que la motivation n’est compréhensible que dans la mesure où elle s’exprime, la compréhension est ainsi compréhension d’expressions. Mais puisque cette expression recouvre différents niveaux de complexité, il existe un niveau élémentaire de la compréhension. S’opérant «en un éclair », cette saisie compréhensive de configurations d’ordre historiques et logiques porte alors le nom d’intuition (Husserl utilise le mot Intuition plutôt que Anschaung). Puisque cette intuition est à l’œuvre dans la perception, il semble que la théorie générale husserlienne se dirige vers une herméneutique.

              Comme le montre G.Heffernan (Am Anfang war die Logik), les deux textes de Husserl que sont Recherches logiques et Logique formelle et logique transcendantale constituent son rapprochement le plus important à l’herméneutique. Les deux invitent à retourner aux choses mêmes. Pour cela, une méthode est à l’œuvre (développée selon dans Logique formelle et logique transcendantale), celle de la prise de conscience (Besinnung, qui est aussi un concept fondamental diltheyen), c'est-à-dire d’une «explicitation [phénoménologique et herméneutique] originelle du sens ». Son premier moment consiste à aller des mots au sens et vise à comprendre l’intenté en tant que tel dans l’évidence de la distinction (Deutlichkeit, ou de l’élucidation, Verdeutlichung) sans que n’intervienne encore la question de la vérité, alors que son second moment consiste à aller du sens à la chose et conduit à l’évidence de la clarté (Klarheit) dans laquelle la chose nous est donnée en personne. Reste que dans cette explicitation, on ne peut séparer ces deux moments. L’alternative semble alors la suivante : soit l’on suit Husserl dans sa tentative de penser un savoir dans lequel la chose même nous serait donnée en personne, mais la possibilité d’un tel savoir est précisément récusé par la pensée herméneutique de Dilthey ou Heidegger ; soit l’on ne suit pas Husserl dans l’idée que le savoir s’accomplit seulement dans la donation de la chose en personne et l’on ne retient que le premier moment qui remonte des signes vers la signification, mais on ampute alors ce moment de ce qui va lui donner son sens, on réduit la compréhension à la distinction.

              Husserl ne tranche pas cette alternative. Autrement dit, il ne renonce pas à son projet de fondation absolue de la connaissance dans un ego transcendantal et n’a pas fait le deuil de l’idéal d’un savoir dans lequel la chose serait donnée en personne. La pensée herméneutique commence cependant par ce pas : ainsi, Husserl ne fait que tendre de plus en plus vers elle selon que la tension interne de sa philosophie augmente. Comme le dit Ricoeur (Le conflit des interprétations), «le résultat final de la phénoménologie a échappé à son projet initial ; c’est malgré elle qu’elle découvre, au lieu d’un sujet idéaliste enfermé dans son système de significations, un être vivant qui a dès toujours, pour horizon de toutes ses visées, un monde, le monde […] ; avant le sujet de la théorie de la connaissance, il y a la vie opérante ».

             

La véritable communauté de pensée entre Dilthey et Husserl résiderait peut-être alors dans les analyses husserliennes relatives à l’historicité, et ces analyses pourraient alors constituer une base pour mener la pensée herméneutique au-delà de sa formulation husserlienne sans pour autant emprunter le choix heideggerien. Une analyse poussée montre cependant que la philosophie husserlienne n’emprunte pas cette voie herméneutique mais ne fait que l’ouvrir. Pour Husserl, l’intention de la phénoménologie n’est pas seulement de démanteler des structures sédimentées mais de dévoiler l’engendrement du sens, le «mouvement vivant de la solidarité et de l’implication mutuelle de la formation du sens et de la sédimentation du sens originaires »[8]. Cette genèse du sens implique non seulement le retour du monde des idéalités vers celui plus obscur des effectuations de sens dans le monde de la vie, mais aussi celui de ces effectuations vers la subjectivité transcendantale, et donc «deux étapes », «un double pas en arrière », «une question en retour » (Rückbesinnung) : non plus des mots au sens et du sens aux choses, mais du monde ambiant vers le monde de la vie originaire et de celui-ci vers les opérations subjectives dont il procède, c'est-à-dire vers la subjectivité constituante.

S’éclaire alors la critique fondamentale que Husserl adresse à Dilthey, critique qui prend appui sur la notion plus que floue de «vie ». On sait que Dilthey proclame dans sa théorie que la vie se comprend elle-même, et que par conséquent nous participons de cette compréhension autonome. Dilthey insiste sur ce caractère médiat que nous en avons (et qui en cela est différent de Husserl qui ramène le monde de la vie originaire à la subjectivité constituante) et la conséquence radicale de cette médiation fait que la vie elle-même devient insondable absolument. Comment dès lors penser à la fois ce caractère insondable et le fait que dans toute compréhension, c’est la vie qui se comprend elle-même ? Et l’on comprend ainsi d’autant mieux la dénonciation husserlienne d’un dualisme récurrent chez Dilthey.

 

 


[1] Das Erlebnis und die Dichtung, 1906.

[2] Ibid.

[3] L’édification du monde historique dans les sciences de l’esprit. (III. Deuxième section. III. 1.). En cela, Dilthey est très proche de la notion d’esprit objectif hégélien, notion qu’il utilise, à la différence près qu’elle recouvre chez lui l’esprit objectif (la langue, les mœurs, le style de vie, le droit, l’Etat, etc.) mais aussi l’esprit absolu (l’art, la religion, la philosophie), car l’important, c’est que la vie se comprend elle-même dans son intériorité.

[4] En cela, nul solipsisme ; et surgit un prélude à l’ouverture de l'être de la phénoménologie.

[5] On ...

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