scenario-3.doc

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Texte 4, p. 307-8-9

 

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              Ils surgirent comme par enchantement, ces quelques mots tracés sur une plaque de métal noircie. Je m'accrochai à leur message: un homme prêt à sombrer dans l'ivresse ou la folie s'accroche ainsi à une maxime dont la logique banale mais infaillible, le retient de ce côté-ci des choses... La plaquette était fixée à un mètre du sol. Je lus trois ou quatre fois son inscription:

Crue. Janvier 1910.

              … Ce n'était pas un souvenir, mais la vie elle-même. Non, je ne revivais pas, je vivais. Des sensations très humbles en apparence. La chaleur de la rampe en bois d'un balcon suspendu dans l'air d'une soirée d'été. Les senteurs sèches, piquantes des herbes. Le cri lointain et mélancolique d'une locomotive. Le léger froissement des pages sur les genoux d'une femme assise au milieu des fleurs. Ses cheveux gris. Sa voix... Et ce froissement et cette voix se mélangeaient maintenant avec le bruissement des longues branches des saules – je vivais déjà sur la rive de ce courant perdu dans l'immensité ensoleillée de la steppe. Je voyais cette femme aux cheveux gris qui, plongée dans une rêverie limpide, marchait lentement dans l'eau et qui paraissait si jeune. Et cette impression de jeunesse me transportait sur le palier d'un wagon volant à travers la plaine étincelante de pluie et de lumière. La femme, en face de moi, me souriait en rejetant les mèches mouillées de son front. Ses cils s'irisaient sous les rayons du couchant...

              Crue. Janvier 1910. J'entendais le silence brumeux, le clapotis de l'eau au passage d'une barque. Une fillette, le front collé à la vitre, regardait le miroir pâle d'une avenue inondée. Je vivais si intensément cette matinée silencieuse dans un grand appartement parisien du début du siècle... Et ce matin s'ouvrait, en enfilade, sur un autre, avec le crissement du gravier dans une allée dorée par les feuillages d'automne. Trois femmes, en longues robes de soie noire, aux larges chapeaux chargés de voiles et de plumes, s'éloignaient comme si elles emportaient avec elles cet instant, son soleil et l'air d'une époque fugitive... Un autre matin encore: Charlotte (je la reconnaissais maintenant) accompagnée d'un homme, dans les rues sonores du Neuilly de son enfance.Charlotte, avec une joie un peu confuse, joue au guide. Je croyais distinguer la transparence de la lumière matinale sur chaque pavé, voir la palpitation de chaque feuille, deviner cette ville inconnue dans le regard de l'homme et la perspective des rues, si familière aux yeux de Charlotte.

              Je compris à ce moment-là que l'Atlantide de Charlotte m'avait laissé entrevoir, dès mon enfance, cette mystérieuse consonance des instants éternels. À mon insu, ils traçaient, depuis, comme une autre vie, invisible, inavouable, à côté de la mienne. C'est ainsi qu'un menuisier façonnant, à longueur de jours, des pieds de chaises ou rabotant des planches n'aperçoit pas que les dentelles des copeaux forment sur le sol un bel ornement scintillant de résine, attirant par sa transparence claire, aujourd'hui, le rayon du soleil qui perce à travers une étroite fenêtre encombrée d'outils, demain – le reflet bleuté de la neige.

              C'est cette vie qui se révélait maintenant essentielle. Il fallait, je ne savais pas encore comment, la faire s'épanouir en moi. Il fallait, par un travail silencieux de la mémoire, apprendre les gammes de ces instants. Apprendre à préserver leur éternité dans la routine des gestes quotidiens, dans la torpeur des mots banals. Vivre, conscient de cette éternité...

 

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